Journal des années noires (1940-1944)
Jean Guéhenno
Gallimard, 1947 (Folio, 2002)
« Je ne peux aimer que ceux qui espèrent en mon courage et en ma fierté »
De Jean Guéhenno, je ne connaissais rien. Un dictionnaire m’apprend que son vrai prénom était Marcel. Pas même un vague souvenir d’école primaire, alors qu’il devait sans doute être une référence pour mon maître. Rien au lycée, rien à la fac, ni comme étudiante ni comme enseignante. Mais des « années noires », je connais beaucoup de choses ; elles font partie de ma préhistoire, et ce n’est pas pour rien que ma petite sœur affirme que, dans ma fratrie, nous sommes tous des victimes de la Seconde Guerre Mondiale. Ça peut en choquer certains, légitimement, mais on peut au moins reconnaître que chacun porte en soi, non seulement sa propre enfance, mais aussi celles de ses parents et de ses grands-parents. Mes parents sont tous deux des « enfants de la guerre », c’est le seul titre dont je me souvienne dans toutes mes lectures enfantines. L’exode et les bombardements d’un côté ; la pension et les privations de l’autre. Je suis faite de leurs angoisses et de leurs carences et j’ai mis du temps à comprendre que je ne réparerais rien, et que personne ne viendrait non plus consoler leurs chagrins en moi.
J’ai lu avec passion Déposition et 33 jours de Léon Werth, publiés chez Viviane Hamy et qui traitent aussi de cette période, plus particulièrement de l’exode pour le second.
C’est Jean Paulhan qui a convaincu Guéhenno de publier ce journal. Dans sa préface, l’auteur souligne le caractère sombre de ces pages, du fait qu’il ne pouvait pas tout noter : « Tel était le temps, telle est la servitude : on n’avait plus même le droit d’avoir des secrets ». Dans un régime policier, le genre même du journal intime paraît menacé. Les Editions de Minuit, nées de la Résistance, publièrent quelques fragments de ce journal sous le titre Dans la prison, et sous le pseudonyme de Cévennes. Il écrit par exemple le 16 mai 1941 : « Je ne me sens pas libre de tout noter ici », ce qui ne l’empêche pas de citer les paroles d’une chanson entendue à la radio anglaise, le 6 mai 1941. Dans l’entrée du 23 juin 1941, il souligne lui-même la fragilité du genre : « Je n’ai rien noté ces jours-ci dans ce cahier. La grandeur des événements fait paraître plus ridicules ces journaux intimes. Dimanche matin, les Français ont connu un grand bonheur. Le Reich dans la nuit avait déclaré la guerre aux Soviets ». Guéhénno était professeur de khâgne et c’est à ses élèves « emprisonnés, torturés, déportés, fusillés ou tués en combattant » qu’il dédie « ce journal de nos misères ».
Ces pages fournissent un tableau très intéressant de ce que Guéhenno appelle « la petite histoire de la République des lettres ». On lira avec intérêt l’entrée du 12 avril 1941, où il règle son compte au Journal d’André Gide : « La bourgeoisie française des années 20-40, tout ce qui d’elle prétendait à la culture et la réduisait à une jouissance peut se reconnaître et s’admirer dans ce journal de Narcisse.[…] Jamais je n’avais été si agacé par cet air qu’à presque toutes les pages André Gide se donne de sucer un bonbon. Je crois l’entendre qui rattrape sa salive pour mieux savourer son plaisir ». Il y revient deux jours plus tard, après avoir noté : « Belgrade a été occupée hier ». Il a cette belle formule, presque une maxime : « un homme de lettres qui a réussi et merveilleusement peut n’être pas tout à fait un homme. […] Le prestige de son talent a égaré beaucoup d’entre nous. Et moi-même souvent peut-être ». Dans l’entrée du 17 mai 1943 il note : « Nathanaël a pullulé depuis cinquante ans. C’est désormais parmi les jeunes intellectuels français toute une espèce et l’histoire de ce pullulement ne serait, je le crains, que celle de notre démission ». Le 6 avril 1943, il stigmatise « les yeux perçants de l’homme de lettres, préoccupé de sa renommée : feuillette-t-il un livre, un journal, avide de se retrouver, du premier coup, dans la confusion de la page, il aperçoit, reconnaît toujours son nom comme un soleil ». L’entrée du 26 avril 1941 est entièrement composée d’une citation de Montesquieu qui rappelle le cosmopolitisme des Lumières, comme une sorte d’antidote à la haine de l’autre, chez ce professeur qui fait lire De l’Allemagne de Mme de Staël à ses élèves. Une grande partie de l’entrée du 22 février 1943 est adressée « à l’Allemand que je croise dans la rue ».
Certaines pages sont bouleversantes, comme ce récit d’une visite à la Vallée-aux-Loups (21 août 1941) où Guéhenno décrit l’arbre contre lequel des hommes ont été fusillés : « scié, déchiqueté par les balles à la hauteur du cœur d’un homme […] A quelques mètres, voici l’arbre qui est désormais en service. C’est un hêtre. Il est à peine blessé encore. Son écorce éclatée laisse voir pourtant déjà sa chair blanche avec des filets de sang toujours à la même hauteur, à la hauteur du cœur d’un homme. Aucune trace de balle au-dessous. Les fusilleurs tirent bien.
Je suis plein de souffrance, de dégoût et d’horreur ».
Il peut sembler indécent d’évoquer le style de ce journal consacré à des événements si graves. C’est pourtant une question qui a des résonances éthiques, comme le note Guéhenno lui-même dans certains passages métadiscursifs : « Le moi que l’on raconte dans un journal n’est le plus souvent qu’un moi lâché, anecdotique et hasardeux. Le seul moi qui vaille se construit et se veut. Le style soutenu, dont se moquait Stendhal, a du bon. Sa tension peut être la tension de l’homme même, non d’un auteur » (21 mai 1941). Dans l’entrée du 26 juillet 1941, il évoque la figure d’un destinataire, « comme j’ai besoin, quand je parle, de voir les yeux de celui à qui je parle. Sinon ma pensée se perd faute d’un point d’application ». On trouvera d’autres réflexions métadiscursives à l’entrée du 11 juin 1942 ou à celle du 13 mars 1943. Le 10 octobre 1943, Guéhenno qui a « feuilleté les cahiers qui composent ce journal » y voit « une assez triste épreuve ». On pourrait ricaner, en ne voyant dans ce style tenu, qui fait par exemple un grand usage de l’imparfait du subjonctif, que grandiloquence désuète et ridicule. Au contraire, le lecteur est touché à chaque page par tant de justesse et de rigueur, chez un homme qui, pour ne pas perdre sa liberté intérieure, se lance dans une monumentale biographie de Rousseau, qu’il publiera en 1952. Et cette lecture, qui aurait pu être déprimante et accablante, d’un « passé qui ne passe pas », est une leçon de courage et d’exigence.
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Cette chronique est parue dans le numéro 18